Analyse par Frédérique Courtois PhD, Montréal (Université du Québec à Montréal, Institut de réadaptation Gingras Lindsay de Montréal, et Institut de réadaptation en déficience physique de Québec)
De l’article de Borisoff JF, Elliott SL, Hocaloski S, Birch GE, The development of a sensory substitution system for the sexual rehabilitation of men with chronic spinal cord injury. J Sex Med, 2010;7:3647-58.
Les auteurs de l’article, Jaimie Borisoff PhD, Stacy Elliott MD, Shea Hocaloski RN et Gary Birch (PhD) sont des ingénieurs, un médecin sexologue et une infirmière, impliqués de près dans le domaine de la réadaptation. Ils proposent, sur la base d’une riche expérience professionnelle et parfois d’un vécu personnel, un appareil de substitution sensorielle qui vise à permettre aux individus atteints de lésions médullaires (cervicale et thoracique) de ressentir des sensations génitales alors qu’ils ont perdu toute sensation sous-lésionnelle.
L’étude et l’appareil sont inspirés des recherches sur la substitution sensorielle, champ novateur pour les déficiences et handicaps physiques. Ils permettent d’entrainer un individu atteint d’un handicap sensoriel à utiliser une modalité de substitution pour gagner de l’information. Les études réalisés dans ce domaine, notamment sur les déficits visuels (ex. aveugles de naissance), ont ainsi montré que les personnes atteintes d’un tel déficit peuvent non seulement utiliser une autre modalité sensorielle (ex. l’ouie ou le toucher) pour connaitre leur environnement, mais développer une plus grande sensibilité à cette modalité comparés à des sujets témoins (ex. seuil de détection plus bas, spectre plus large). Qui plus est, la résonnance magnétique fonctionnelle (fMRI) montre une plasticité neuronale au niveau des aires corticales visuelles qui sont “inoccupées” chez ces sujets aveugles et dès lors utilisées par les neurones de la modalité sensorielle de remplacement (ex. neurones des aires auditives projetés sur les aires visuelles occipitales). Des individus atteints de cécité complète peuvent ainsi “voir” leur environnement grâce à une cartogrophie auditive (ex. sons et tonalité différentes pour traduire une distance ou proximité, droite versus gauche etc).
En médecine sexuelle, les auteurs s’inspirent de cette neuroplasticité pour développer un appareil de substitution sensorielle qui permette aux hommes paraplégiques et tétaplégiques de percevoir des sensations génitales malgé leur lésion. Pour ce faire ils adaptent un appareil utilisé pour les troubles visuels et vestibulaires, qui capte les stimuli externes et les traduit en cartographie sur la langue. Les auteurs conçoivent un capteur placé sur la main et qui suit la trajectoire d’une caresse génitale pour la traduire via un émetteur (espèce de quadrillage) placé sur la langue. La base de la verge est ainsi représentée par une stimulation de l’arrière de la langue, le méat ou le gland par une stimulation au bout de la langue. Le mouvement est capté par la stimulation séquentielle des diverses régions de la langue, par exemple un mouvement de va-et-vient sur le pénis par une stimulation de l’arrière à l’avant de la langue. Grâce à un entrainement et à la neuroplasticité, les auteurs émettent l’hypothèse que les sujets paralysés pourront percevoir une caresse sexuelle.
L’étude cherche principalement à valider l’appareil. Elle évalue l’entrainement des participants et l’efficacité des perceptions sur la langue. Trois questionnaires de sensations sexuelles et une entrevue permettent de rencontrer ces objectifs. Quatre hommes atteints de lésion médullaire (complète, American Spiral Injury Association classification – ASIA A, chez 3, légère sensibilité, ASIA B chez 1) reçoivent jusqu’à 20 séances d’entrainement avec masturbation. Les résultats montrent que le capteur peut traduire les sensations de mouvement, caresse, “douceur” sur la langue. Les données des questionnaires appuient la perception de sensations sexuelles, mais non des sensations paroxystiques d’orgasme. À noter que l’étude ne vise pas l’éjaculation, mais se limite à la caresse sexuelle. Il n’est donc pas étonnant que les résultats révèlent une absence de sensation de plaisir intense ou d’orgasme. L’entrevue suggère plutôt que les sujets ressentent un certain niveau de frustration, l’appareil permettant une perception sexuelle mais créant également une certaine attente, un désir (frustré) d’orgasme. Ce résultat apparemment négatif montre que l’instrument remplit ses fonctions en stimulant la perception du toucher et le désir. Il pourrait dans un second temps être associé à l’éjaculation.
Les retombées de l’étude sont intéressantes et novatrices. Les auteur suggèrent d’entrainer des hommes à percevoir les sensations associées à l’éjaculation (souvent déclenchée par vibromasseur chez cette population), ou d’entrainer des sujets à percevoir non pas leurs propres caresses, mais celles de leur partenaire, ou encore d’utiliser l’appareil pour d’autres fins que sexuelles pour percevoir leur corps sous-lésionnel en prévention des escarres etc.
L’article fait donc un tour d’horizon de différents domaines de recherche et de clinique, ce qui le rend riche et stimule la réflexion. Il aborde la question de la qualité de vie sexuelle des hommes et des femmes vivant avec une lésion médullaire, la substitution sensorielle et la neuroplasticité. Les réflexions servent de tremplin pour des pistes de recherche et des interventions cliniques. Les limites viennent du fait que l’étude teste principalement l’appareil et non pas son utilisation. On teste la capacité de l’appareil à traduire sur la langue ; le mouvement de la main sur le pénis en érection. Bien que les auteurs évaluent les perceptions de plaisir, celui-ci est nécessairement limité par l’absence de rapport sexuel ou de réaction sexuelle complète. L’aspect le plus intéressant reste donc dans la capacité ultime de l’appareil à “traduire” les sensations, et non pas (encore) sa capacité à traduire le plaisir ou paroxysme sexuel.